Découvrez la tribune de Laurent Chambaud dans « The Conversation »
Faut-il se priver de tout plaisir
pour rester en bonne santé ?
Il ne faudrait ni fumer, ni boire d’alcool, ni faire l’amour sans préservatif si on ne connaît pas son ou sa partenaire depuis longtemps.
Laurent Chambaud, École des hautes études en santé publique (EHESP) – USPC
La première goutte d’alcool comporte des risques pour la santé et il ne faut pas en boire plus de dix verres par semaine, ont affirmé conjointement Santé publique France et l’Institut national du cancer, le 4 mai. Moins de sucre, moins de charcuterie et plus de légumes dans notre alimentation, avait recommandé un peu avant l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses).
Les prescriptions venant des autorités publiques pleuvent sur les individus sous forme d’interdits ou de bons comportements à adopter impérativement s’ils sont décidés à rester en bonne santé. Aussi le mot « prévention » est synonyme, dans l’esprit de beaucoup, de privation, de restriction et d’obligation. Un constat que je dresse dans La santé publique en question(s), livre publié aux Presses de l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP).
On peut penser que l’accumulation des messages d’alerte finit, à la longue, par devenir contre-productive. Voire même oppressante, donc nocive pour la santé ! Plutôt que de bannir le plaisir de nos vies, ne pourrait-on pas imaginer une autre façon de préserver notre bien-être ?
Ne pas faire l’amour sans préservatif
Résumons. Il ne faut pas : fumer (ni tabac, ni cannabis), boire de l’alcool (même en petite quantité), se droguer avec des produits de synthèse, faire l’amour sans préservatif si on ne connaît pas son ou sa partenaire depuis longtemps, manger trop sucré, trop gras, trop salé, se rendre dans des lieux trop bruyants, prendre le volant si on a bu ou pris de la drogue.
À l’inverse, il faut : faire de l’exercice régulièrement, manger des fruits et légumes (au moins cinq, si ce n’est plus, par jour), limiter notre consommation de viande rouge et de charcuterie, porter un masque en cas de symptômes grippaux, mettre la ceinture de sécurité et vérifier que tout le monde l’a mise avant de prendre la voiture, respecter les limitations de vitesse sur la route, mettre un casque si l’on se déplace à vélo et des bouchons d’oreille si l’on va à un concert de rock, dans une discothèque ou à une fête improvisée.
À force, des risques identifiés isolément peuvent se combiner pour se transformer en injonctions paradoxales créant des problèmes insolubles. Ainsi, pour faire de l’exercice et respirer de l’air sain, il serait bon de se promener en forêt. Oui, mais les forêts sont infestées de tiques et on risque d’y attraper la maladie de Lyme…
Des campagnes alarmistes
Les campagnes sont souvent alarmistes, parfois volontairement choquantes, comme les images sur les paquets de cigarettes (par exemple, le pied d’un cadavre à la morgue) ou certaines vidéos-chocs de la prévention routière. Plus rarement, elles utilisent des ressorts positifs, comme la campagne de 2014 contre les accidents de la route. Intitulée « On a tous une bonne raison de rester vivants », elle met en scène les relations entre parents et enfants – ou celles de couple – qui méritent d’être préservées.
Mais ce n’est pas tout. En plus des autorités publiques, les magazines et les sites Internet prodiguent eux-mêmes d’innombrables conseils visant à aider chacun dans sa quête d’une santé et d’une jeunesse éternelle, nouveau Graal des sociétés modernes. Ainsi, il vaudrait mieux éviter le lait, manger sans gluten, consommer des oméga 3 plutôt que des oméga 6, se tenir à distance de toute onde radio-électrique, ne pas réutiliser une bouteille en plastique pour boire. Chaque jour apporte son « conseil santé », souvent étayé par un médecin aux titres universitaires variés et, parfois, fantaisistes.
Les outils introduits par les nouvelles technologies accentuent l’effet d’injonction. Nous pouvons désormais compter le nombre de pas que nous faisons chaque jour. Il faudrait en faire beaucoup, sans qu’on sache précisément combien… car les préconisations varient. Le site d’un hôpital suisse spécialisé dans l’obésité recommande 30 minutes de marche au quotidien, tandis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) met la barre plus haute, 60 à 150 minutes en fonction de l’âge.
Des applications pour téléphones permettent déjà d’analyser de façon « scientifique » la manière dont nous nous alimentons et corrigent notre régime. Notre manière de conduire sera bientôt analysée en temps réel. Chaque risque pourra donc être combattu à l’aide d’une application censée nous aider à adapter notre comportement.
Des êtres rationnels, nous ?
Ainsi, on pourrait croire que plus les connaissances scientifiques progressent, plus nous sommes à même d’adopter des comportements propices à une vie saine. Ce raisonnement repose sur l’idée que nous serions des êtres rationnels. Et que si nous adoptons des stratégies de fuite ou de déni par rapport à ces informations, c’est que nous ne serions pas assez armés psychologiquement, culturellement ou socialement.
Or, nous ne sommes pas – ou du moins pas entièrement – des êtres rationnels. Il existe une autre manière de voir l’éducation à la santé, différente d’une vision moralisatrice et normalisatrice où les experts, sur la base d’études épidémiologiques, mais aussi de leurs propres valeurs, décident de ce qui est bon ou mauvais pour la population, tentant d’influer sur ses comportements pour renforcer les uns et éradiquer les autres. Cette approche différente vise, dans ses principes, à l’autonomie et au renforcement des capacités des individus, leur « empowerment » pour reprendre un terme anglais difficile à traduire.
Réinventer la prévention, c’est d’abord réintroduire la notion de plaisir dans les messages de santé publique. La récente campagne « Moi(s) sans tabac » est une bonne illustration de cette approche car elle a joué avant tout sur l’émulation collective et le renforcement positif autour de l’engagement pris par l’ex-fumeur. De nouveaux travaux de recherche seront nécessaires pour répondre à de nombreuses interrogations. Par exemple, le plaisir dans la vie est-il le préalable à des comportements favorables à la santé, ou est-ce l’inverse ? Et comment atteindre les jeunes, pour qui transgresser les règles fait partie de leur construction en tant qu’adultes ?
Beau, heureux et socialement bien intégré
Il est temps, aussi, de s’éloigner des clichés en renonçant définitivement aux messages caricaturant le « déviant » – celui qui adopte des comportements malsains – en individu repoussant, isolé, malheureux. Celui qui adopte la bonne attitude étant peint en individu épanoui, beau, heureux et socialement bien intégré.
Réinventer la prévention, c’est aussi et surtout tenir compte de l’environnement dans lequel chacun vit. Certes l’individu dispose de son libre arbitre, mais on oublie un peu trop vite que le contexte influence aussi nos comportements. Le surpoids ne se présente pas de manière homogène selon les niveaux socio-économiques ou selon les régions. Le fait de fumer ou de boire de l’alcool correspond, en partie, à un processus de reconnaissance sociale. Et ce ne sont que deux exemples.
Ainsi la prévention doit devenir un objet de débat et de construction collective impliquant les citoyens. Cela implique que les experts mettent à disposition de tous leurs connaissances sur un sujet, mais aussi leurs interrogations. Faut-il faire 30 ou 150 minutes de marche par jour pour observer un effet bénéfique sur notre santé ? Ouvrons le débat ! Les experts doivent expliciter les changements de comportements qu’ils estiment bénéfiques tout en acceptant de les remettre en question. Un objectif de réduction de la consommation d’alcool, par exemple, ne sera sans doute pas perçu de la même façon dans une région non-vinicole et une région vinicole, ou encore dans un territoire ultramarin de production de rhum.
Les interventions de santé publique doivent être imaginées avec les personnes concernées. Ceux qui les conçoivent doivent écouter leur vécu par rapport à la santé, respecter leur culture tout en interrogeant leurs valeurs. On peut se demander, par exemple, si des actions de prévention du sida ou des infections transmises sexuellement doivent se limiter à la promotion de l’abstinence chez les jeunes ou de la fidélité dans le mariage pour ne pas entrer en conflit avec des autorités religieuses, comme ce fut le cas dans certains pays.
Des initiatives à penser au niveau local
Pour cela, le niveau local doit devenir prédominant dans la réflexion, les niveaux régional et national venant seulement donner l’impulsion ou renforcer des stratégies locales. Car c’est à cette échelle que l’on pourra utiliser au mieux les outils de débat public et d’engagement citoyen.
Laissons donc les initiatives se créer. Accompagnons les habitants en mettant à leur disposition les données scientifiques sur les sujets qu’ils décident eux-mêmes d’aborder, en fournissant les méthodes permettant de mesurer les résultats, en installant au niveau européen, national ou régional les conditions pour que ces actions puissent se développer. Le réseau français des Villes-Santé soutenu par l’OMS offre un tel cadre, fédérant plus de 80 communes de toutes tailles et de bords politiques différents, d’Amiens à Fort-de-France, de Rennes à Calais ou Béthune, en passant par Paris, Lyon ou Marseille.
Sur l’alcool, l’alimentation ou la sexualité, les règles édictées par des autorités sanitaires qui se contredisent parfois entre elles finissent par paralyser les individus. Elles dessinent dans nos têtes une cartographie infernale représentant mille dangers qui nous guettent à chaque instant. Il est temps d’imaginer une prévention sur mesure pour chacun, mais aussi de reconnaître tous les facteurs qui façonnent collectivement nos comportements. Pour retrouver le plaisir de vivre en bonne santé, et d’un bien-être collectif.
Laurent Chambaud, Médecin de santé publique, École des hautes études en santé publique (EHESP) – USPC
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.